Les Gabariers de Pleudihen, aussi connus sous le nom de « Gabarriers de la Rance » ont marqué l’histoire de l’estuaire maritime. Profitant des marnages exceptionnels, ils rejoignaient Saint-Malo au gré des marées, puis ils revenaient à leurs ports d’attache situés à Pleudihen. Ils portaient un pantalon spécifique afin de se protéger lors des manipulations de chargement : les braies. C’était une sorte de pantalon large, non resserré qui arrive au niveau des genoux. Cette tenue particulière amusait car en revêtant leurs vêtements d’un cotillon de grosse toile de lin écrue pour les protéger, ils semblaient «avoir mis leur caleçon pardessus leurs braies». Une légende a permis d’expliquer cet étrange costume. C’est cette légende que relate l’historien Eugène Herpin en 1901.
Eugène Herpin est né le 11 avril 1860 à Saint-Malo et meurt à Paramé en 1942. Il y exercera son métier d’avocat et d’historien. Il a écrit de nombreux ouvrages historiques et touristiques sur Saint-Malo et sa région. En 1890, il baptise la région du nom de Côte d’Émeraude: « La teinte de la mer, la verdure des arbres qui s’y reflètent, toute cette étrange symphonie de verts différents, m’a fait appeler notre cote la Côte d’Émeraude.». Plus tard, en 1900, il cofonde avec l’académicien Louis Duchesne, Hippollyte Harvut et Jean-Marie Hamon, maire de Saint-Malo, la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo qu’il présidera par la suite. En 1901, il publit son « Au pays des légendes », un recueil dans lequel on retrouve un texte sur l’« Origine de la culotte blanche des Gabariers de Pleudihen ».
Voici ce texte en intégralité.
ORIGINE DE LA CULOTTE BLANCHE DES GABARIERS DE PLEUDIHEN (1)
En ce temps-là, sur tous les gentils îlots qui parsèment nos côtes, à l’Islet, à l’Ebihen, au Bey, à Saint-Zembre, au Homet, à l’île Ago…, (2) vivaient, dans l’amour de Dieu et le recueillement de la prière, de bons vieux cénobites qui, tous, avaient des robes brunes, à la couleur du goëmon de Bretagne et de longues barbes, aussi blanches que la neige de Noël.
(1) Bourg sur la Rance, entre Saint-Malo et Dinan, où se fait un grand commerce de bois, apporté à St-Malo, sur des bateaux appelés « gabares. »
(2) Ilôts aux environs de Saint-Malo,
L’un de ces bons vieux cénobites avait niché son ermitage, sur la petite île Notre-Dame – cette petite île en miniature qui émerge coquettement des îlots bleus de la Rance et des jolis marais salants de Saint-Suliac, appelés, comme vous le savez, les marais de la Goutte.
Notre cénobite, de l’ordre de Saint Antoine, s’appelait Jouannick. Il était tout à fait misérable, et pour toute fortune ne possédait guère qu’une belle grosse cloche en argent, qu’il faisait tinter, lors de leur passage, en l’honneur des fines galères des ducs de Léhon, toujours emplies de frais éclats de rires, de jolis airs de mandoline, de pages mignons et de gentes damoiselles.
Il faisait aussi sonner, sans trêve, les jours de brume, sa belle grosse cloche d’argent, afin de prévenir, du voisinage de son récif, les grosses gabares de Pleudihen toujours emplies, elles, jusqu’aux bords, de grosses bûches et de bons fagots bien secs, destinés à alimenter les grandes cheminées de la somptueuse cité d’Aleth.
Et, en retour de ses services, les bons gabariers de Plcudihen, ne manquaient jamais, en passant au long de l’île Notre-Dame, de chanter un beau cantique à la Sainte Vierge Marie. Ils ne manquaient jamais, non plus, de jeter, au fil de l’eau, un gros fagot ou une belle bûche, que le pauvre vieil ermite s’empressait d’aller ramasser, afin de pouvoir se chauffer, durant les soirs les plus rigoureux de l’hiver.
Tous les jours de la semaine, il avait fait une brume intense, une brume si intense, qu’à deux pas seulement on ne voyait plus ni le clocher de St-Suliac, ni les marais de la Goutte, ni l’île Notre-Dame. Tous les jours de la semaine, sans trêve ni répit, avait tinté, dans le brouillard, la belle cloche en argent du saint ermite; mais le saint ermite n’avait pu, au fil de l’eau, pêcher seulement le squelette d’un seul fagot ou l’ombre d’une seule bûche, tant était noir, je l’ai dit, le voile de brouillard qui enlinceulait son pauvre rocher perdu.
Et son pauvre rocher perdu n’était pas seulement encapuchonné,jusqu’au pied, par les brouillards. Son pauvre rocher perdu était encore tout grésillant de givre et de verglas et, à toutes ses anfractuosités, pendaient de grandes chandelles de glace que le froid allongeait, allongeait toujours.
Et, c’était le soir de Noël. Et, sous sa vieille capuce trouée comme une écumoire, le pauvre saint ermite grelottait à fendre l’âme ; et ses dents claquaient, au point que les beaux cantiques de Noël expiraient, sur ses lèvres, avec un tremblement étrange.
Là-bas, à Pleudihen, chez Suliac le gabarier, flambait gaiment la bûche de Noël ; sur la bûche de Noël, appcndue à la crémaillère, chantait la grosse marmite. Et, de temps en temps, Suliac disait à sa femme :
— Eh bien ! la bourgeoise, va-t-il être bien gouleillant, cette année, le « flippe » de Noël ?
— Pour sûr, répondait celle-ci, en attisant la flamme et en tournant le « flippe », avec sa grande cuillère de bois.
Et, autour du foyer, étaient déjà rangés tous les sabots des petits enfants endormis dans le lit-clos. Et, après un moment de silence, voilà le brave gabarier qui se prit à dire, tout à coup, comme en se causant à lui-même :
— Tout de même, par un temps pareil, c’est l’ermite de Notre-Dame qui doit grelotter, dans sa capuce d’autant que, toute cette semaine, avec la brume qu’on a eue en Rance, il n’a pu guère pêcher de fagots et de bûches. Je parie seulement que le pauvre saint homme n’a même pas, pour le quart-d’heure, une bûche de Noël grosse comme une pomme, pour chauffer sa sainte personne !
— Tant pis ! pour lui, riposta la ménagère. C’est sa faute. Est-ce que c’est un métier, ça, de passer son temps à sonner une cloche ?
— Eh bien moi, répliqua le gabarier, piqué au jeu, je vais aller lui porter une bûche de Noël. Ça portera bonheur à la maisonnée, et il ne sera pas dit que Suliac le gabarier aura laissé mourir de froid un saint homme du bon Dieu.
Tout le monde dort maintenant dans la maison de Suliac le gabarier. Tout le monde dort, en attendant la messe de minuit. Tout le monde dort, sauf Suliac le gabarier.
Et, pour aller porter à l’ermite de Notre-Dame, une belle bûche de Noël, voilà Suliac qui se lève, tout doucement. Et, partout, il cherche sa culotte. Mais, point de culotte ! Sa femme l’a cachée et bien cachée, la vilaine « chipie, » afin d’empêcher son homme d’accomplir sa généreuse intention.
— Bast! se dit Suliac, par une nuit aussi noire et une route aussi déserte que la Rance, à pareille heure, une culotte, m’est avis, n’est pas de première nécessité.
Et, veuf de sa culotte, voilà le bon gabarier qui démarre sa gabarre, et, toutes voiles au vent, voilà celle-ci qui file, prompte comme une flèche, vers l’islet Notre-Dame.
Et, dans la nuit, il entend tout à coup tinter, pure comme une voix d’ange, la cloche d’argent du saint ermite.
Et l’islet Notre-Dame irradie d’une céleste clarté, et, au sein de la céleste clarté, reluit la cloche d’argent, plus belle et plus blanche que la lune. Et c’est un bel enfant limbé d’or qui sonne la cloche d’argent.
Lors, le bon gabarier se dévisage.
— Vrai ! se dit-il, je vais paraître bien « godiche, » en apportant ma bûche, dans un pareil costume.
Et, tirant son couteau, le voilà qui taille, dans sa grand’voile, une large bande de toile. Et, cette large bande de toile, il se l’enroule, autour de la ceinture, comme un long jupon.
Et, se regardant avec satisfaction :
— Comme cela, dit-il, je vais être présentable.
Et le voilà qui accoste au rivage. Lors, la mystérieuse clarté irradie comme un soleil. La cloche d’argent tinte, pure comme un Hosanna du paradis, et son gracieux sonneur, entouré d anges qui chantent des noëls, lui sourit, avec une ineffable expression de douceur.
Alors, le bon gabarier tombe à genoux, et l ‘Enfant-Jésus, bénissant la grosse bûche de Noël, lui dit : « Qui donne au saint ermite de Notre-Dame prête à l’Enfant-Jésus, et l’Enfant-Jésus rend toujours au centuple. C’est pourquoi, désormais, dans les siècles des siècles, grâce à toi, les gabariers de Pleudihen connaîtront la richesse et le bonheur. »
Et la vision, peu à peu, s’effaça.
Alors, Suliac se leva, et, pénétrant dans l’ermitage de Jouannick, il déposa pieusement, dans la cheminée, la grosse bûche de Noël bénite par l’Enfant-Jésus.
Et, aussitôt, la bûche s’enflamma merveilleusement, éclairant de ses chauds reflets d’or le pieux cénobite endormi sur son lit de goémon.
Et Suliac s’en retourna, guidé dans le brouillard, par une lumière qui auréolait tout entière sa gabarc, tandis qu’au loin sonnait toujours, pure comme un cantique de Noël, la cloche en argent de l’islet Notre-Dame.
Et c’est, depuis cette lointaine époque, que les gros et riches gabariers de Pleudihen portent toujours, par-dessus leur pantalon, une large culotte de toile blanche qui ressemble à un jupon écourté.
Et, à juste titre, vous le savez, ils sont, tous, très fiers de cette culotte de toile blanche, symbole de leur joli métier.
Et, je vous le dis, moi, ils en seront encore bien plus fiers, à l’avertir, quand ils en connaîtront la lointaine et merveilleuse origine.
Puisse donc mon petit conte leur tomber sous les yeux, et puissent-ils le lire, tous, durant les veillées d’hiver, à la joyeuse clarté de leur plus belle bûche de Noël !
Last modified: 28 décembre 2021